Eté 2016. Mes gros relous d’enfants (7 et 9 ans à l’époque) n’ont pas pensé à faire renouveler leur carte d’identité et nous ne pouvons donc pas prendre l’avion pour nous rendre au Danemark comme nous l’avions prévu (je sais, ça fait deux fois « avion »). Nous sommes donc obligés de faire le trajet en voiture depuis Aix-en-Provence. Pourquoi le Danemark ? me demanderez-vous. Parce que c’est là que nous passons une semaine de vacances en ce mois d’août caniculaire. Mais pourquoi le Danemark ? insisterez-vous certainement. Parce que c’est comme ça ! laissez-moi tranquille maintenant !
La première étape du voyage est pour moi la plus angoissante : faire les valises. Dans la situation dans laquelle nous sommes, à savoir en partance pour une destination où il fait 15°C de moins que là où nous habitons, c’est encore plus angoissant. Je me trouve devant ma penderie, ruisselante de sueur, écrasée par les 200°C de l’air ambiant, en essayant très fort de me représenter ce que c’est de vivre par 22°C. C’est impossible. Quand depuis 6 ou 8 semaines on vit en tongs et en short, qu’on dort sans couette et la fenêtre ouverte préférant les moustiques à la chaleur, quand on commence toutes nos phrases par « AAAAAaaaahrg putain keski fait CHAUD », qu’on ne met plus sa ceinture de sécurité pour ne pas être brûlé au 3ème degré, qu’on vit dans le noir, volets fermés, comme des Américains appréhendant une attaque de zombies imminente, on ne se souvient plus de ce qu’est le confort d’une température modérée. Comme quand on a la grippe et que le seul souvenir d’un état sain nous échappe. Est-ce que quand il fait 22°C on met un pull ? Ça dépend s’il y a du vent ou pas, s’il fait humide ou pas, si j’ai un jean encore acceptable pour aller avec ce joli petit pull que j’ai acheté en novembre et qui, contre toute attente, me va encore alors que j’ai pris 8kg depuis mais est-ce que j’ai des chaussures pour aller avec tout ça parce que je ne vais quand même pas porter des bottines en plein été même s’il fait 22°C, à moins que les Danoises ne mettent des bottines au mois d’août ? Google images – Copenhague – Street look. Ah ! des bottines ! Mais est-ce que c’était au mois d’août ?
– Mais qu’est-ce que tu fous sur l’ordi ?! Ta valise n’est pas finie il faut qu’on y aille !
– Je suis en train de la faire figure-toi !!
L’avantage de la voiture c’est qu’on peut quasiment y faire entrer sa maison. Alors j’ai pris des pulls, des tongs, des jeans, des shorts, des t-shirts, 2 maillots de bain, le sèche-cheveux, des mini-robes, des collants, un sweat, une petite veste, des foulards, la crème solaire. Et les bottines. Pour les enfants c’était plus simple : ils ont deux tenues d’hiver et deux tenues d’été. J’ai mis l’ensemble dans un grand sac en prenant bien soin, comme chaque année, d’oublier leurs pyjamas. Et à midi nous étions partis sur la route des vacances, à contre-sens de la France entière, le soleil dans le dos.
Il est 13h12, j’ai faim
Une heure plus tard, au volant de la voiture familiale, je me demande comment mes parents faisaient sans lecteur DVD portable ? Je me demande aussi à quel moment se sont évanouis mes grands principes d’éducation tels que « Je ne laisserai pas mes enfants moisir devant des écrans de télé en permanence ! Ils apprendront à s’occuper et à développer leur esprit créatif ! » (NDLR : il y a toujours des points d’exclamation derrière les grands principes d’éducation). Enfin, je me demande pourquoi je suis toujours la seule à ne pas aller faire pipi avant de partir. Du coup je me demande quand est-ce qu’on arrive. Il est 13h12, j’ai faim, j’ai envie de faire pipi et je suis encore tenaillée par le sentiment d’avoir oublié quelque chose.
Neuf heures après le départ, nous passons la frontière allemande et arrivons à Strasbourg (blague datant de 1945, parmi les meilleures du monde). Les enfants enchaînent les DVD à la vitesse où mon mari et moi enchaînons les kilomètres, nous relayant derrière le volant sur des rotations d’environ 2 à 3h chacun, sans s’être entraînés outre-mesure avant de faire ce voyage. Ce qui nous motive, c’est la perspective de cette semaine que nous allons passer tous les quatre dans une maison oubliée en lisière de forêt, loin de toute civilisation, à l’abri des gens mais accompagnés de bonnes bières. Et c’est forts de cette envie d’arriver le plus rapidement possible que, quelque part entre Strasbourg et Mannheim, nous prenons la décision de ne pas nous arrêter pour dormir et de faire la route d’un seul trait, comme si on était des jeunes de 32 ans.
Les autoroutes allemandes, en particulier la nuit, sont des zones de non-droit. Autour des grandes villes existe une limitation de vitesse à 120km/h, mais au-delà d’un certain périmètre on entre dans des ères qu’aucune règlementation ne contraint. Même les lois de la physique pure ne semblent pas être respectées tant les voitures roulent vite. En lieu et place de la législation règne un code d’honneur tacite, établi et respecté par les automobilistes dans leur souci de faire preuve d’intégration au clan. On roule toujours sur la file de droite, on ne change de file que pour doubler, on ne double que sur la gauche etc… On pense souvent que les hors-la-loi ne respectent aucune règle mais en Allemagne, les automobilistes roulent certes à 180-200 km/h mais ils respectent le code de la route. Ils ont tout de même un point commun avec nos voyous : ils roulent tous en BM.
Je suis Rémi Julienne
Aussi, c’est avec beaucoup d’humilité que nous empruntons les réseaux autoroutiers allemands au volant de notre monospace familial immatriculé dans les Bouches-du-Rhône, chargés comme des Blédards. Très vite nous avons l’intelligence de comprendre que notre vraie place est à droite, avec les camions et les camping-cars néerlandais. Parfois, emballés à 130km/h, nous faisons tout de même une incursion sur la file du milieu pour doubler un 18 tonnes mais très vite nous nous rabattons pour ne pas ne nous faire remarquer. Quelque part entre Francfort et Hanovre, une petite ligne droite sans camion et un dénivelé favorable nous font pousser le moteur jusqu’à 150km/h. Les enfants dorment. Enveloppés dans une nuit sombre sans lune, nous sommes Bonnie and Clyde. L’adrénaline monte. Il est 3h du matin mais aucun de nous ne ressent la moindre fatigue. Je suis au volant. Je passe sur la file du milieu pour doubler un camion et je découvre au loin, sur cette file du milieu, la silhouette d’une voiture qui se rapproche de nous. Nous roulons plus vite qu’elle. Je vais devoir la doubler et emprunter la file de gauche. J’ai les mains moites. Sur le compteur, l’aiguille s’aventure dans la zone des 160km/h. Je suis Rémi Julienne. Je regarde le rétroviseur intérieur : noir. Le rétroviseur de gauche : noir. Je re-checke un coup : la voie est libre. Je mets mon clignotant à gauche et je sens le regard de mon passager se poser sur moi avec un sentiment de fierté mêlé d’espoir et d’appréhension. Nous n’en avons jamais reparlé après, mais peut-être éprouvait-il même du respect. Je m’engage sur la file de gauche pour doubler la voiture. La présence si proche de la glissière de sécurité me surprend et me rassure. L’aiguille oscille maintenant entre 170 et 175 km/h. Sur le volant, mes mains affichent 10h10. Le dos droit, le front haut, je regarde droit devant tout en devinant la silhouette de l’automobile que je double dans mon champ visuel droit. Et tandis que ma prouesse est sur le point d’être achevée, mon rétroviseur intérieur clignote. Quelque chose de terrible est en train de se produire : au loin, une voiture roulant sur la file de gauche est en train de me faire des appels de phare pour que je me rabatte ! Je garde mon sang-froid. Je suis John McCLane. Le regard fixe, je me mets debout sur l’accélérateur, je finis mon dépassement, m’assure que la voiture que je double est loin derrière, me trompe de sens en mettant le clignotant, klaxonne en voulant le remettre correctement, jure, réveille les enfants, et me rabats brusquement en traversant les deux files pour me mettre sur celle de droite.
Une fois rassise, je ressors ma tête d’entre mes épaules, telle une tortue qui voit s’éloigner le danger, et je me remets à respirer. A côté de moi, je devine que mon mec a promis quelque à Dieu s’Il lui laissait la vie sauve. J’espère qu’il a promis de faire la vaisselle pendant toutes les vacances. Vingt bonnes minutes plus tard, alors que je roule à une allure citoyenne de mère de famille provinciale, je me dis soudain : « Mais putain ! Si je roulais à 175 km/h, le mec qui m’a doublé roulait à combien ??! ». Je repense alors aux problèmes de maths de CE2 que je détestais et à Mme Charles, ma maîtresse de l’époque qui ressemblait à Mamie Nova. Je repense à cette putain de baignoire qui se vide tout en se remplissant à une allure improbable mais combien de litres sortaient du robinet toutes les 45 minutes ? Aucune idée. Je repense à la fois où je m’étais pris un marron dans la gueule dans la cour de récré et que je n’avais jamais su d’où ça venait mais que j’avais dénoncé Hugo D. parce que j’étais amoureuse de lui. Et de fil en aiguille, arrivés à Hambourg dans le silence nocturne de la voiture ronronnante, je me demande si véritablement les boutons « appel piétons » que l’on voit aux feux rouges servent à quelque chose et si oui, si ça ne flingue pas tout le rythme de la circulation et, si non, à quoi est-ce que ça peut bien servir de faire croire aux gens qu’ils ont un pouvoir sur le passage du feu au vert.
Après 18h de route, la traversée en bateau entre Lübeck et Rødby offre un répit appréciable. Le jour se lève sur la mer du Nord. L’endroit est calme. Aucun Suédois ivre mort ne vient troubler la quiétude du petit-déjeuner. Je repense parfois à la file de gauche et un frisson parcourt mon dos ankylosé. Emmaillotés dans des plaids trouvés miraculeusement dans la voiture, les enfants, mon mari et moi regardons en silence à travers la vitre la surface plane de la mer, encore étourdis par le vrombissement du moteur diesel de la voiture familiale. Les yeux écarquillés, les mains gelées, nous ne pensons à rien, et surtout pas à dormir, comme des gros cons.
Il est 9h en ce beau dimanche matin ensoleillé lorsque nous nous attablons à une terrasse de café dans le centre de Copenhague pour boire un allongé. Le centre de Copenhague le dimanche matin à 9h est un des meilleurs endroits que je connaisse pour planquer un cadavre. Je me souviens désormais pourquoi on s’est autant fait chier pour venir jusqu’ici. Dans une heure à peine, nous serons arrivés à destination avec nos pulls et nos maillots de bain, nos tongs et nos foulards. Et après une semaine passée au calme et à 22°C, le match retour Danemark-France nous fera vivre encore de belles aventures.
J’ai a-do-ré (-mi ? )
Très original et drôle ! Longue vie à Annaco !
Effectivement l’article est plus passionnant que le match.
« Je me souviens désormais pourquoi on s’est autant fait chier pour venir jusqu’ici. »
C’est ce qu’ont dû se dire les supporters français en Russie cet après-midi en regardant France-Argentine après avoir enduré les matches du premier tour.